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Les orangers de mon père

  • Photo du rédacteur: Nicole Claudine Arboireau
    Nicole Claudine Arboireau
  • 16 nov.
  • 3 min de lecture

Mon père est arrivé “au pays où fleurit l’oranger” en 1948. Nous avions quitté une triste banlieue parisienne pour ce coin du Var sous le soleil et d’un exotisme raisonnable. Une grande villa du XIXe siècle au milieu d’un parc ensauvagé, un peu loin du centre ville de Saint Raphaël et d’un loyer modeste devint notre demeure.


A gauche de la villa, protégée du vent par le petit bois de mimosas, une vingtaine d’orangers souffreteux survivaient avec courage. Leur feuillage jaunâtre aux limbes racornis, leur tronc noueux, témoignaient d’un abandon de longue date. Tout à son rêve romantique, mon père décida de remettre en culture “son orangeraie”.

Il fallait sauver les orangers, toute la famille fût mise à contribution pour aller vider à leur pied les eaux usagées de toutes sortes. Après quelques semaines de ces dévotions, les feuilles, décrispées reverdirent un peu mais pas à la mesure de notre zèle.


A l’automne il décida d’améliorer la terre afin de mieux les nourrir. Curieux, il questionnait les collègues de travail. A cette époque chacun d’eux avait encore des attaches paysannes. Les recettes les plus curieuses et les moins coûteuses avaient sa préférence.

La plume ... Un copain lui avait certifié qu’en enterrant de la plume détrempée au pied des agrumes il aurait des fruits magnifiques ! Nous le vîmes avec étonnement éventrer sauvagement deux traversins usagés et un gros oreiller décousu que j’aimais bien, au dessus du bassin en ciment où ma mère lavait le linge. Il fit couler l’eau pour mouiller les plumes qui volaient partout. Après avoir touillé avec un bâton cette soupe innommable, il couvrit le tout d’une bâche. La mixture mijota une bonne semaine pendant laquelle il creusa une profonde saignée autour de chaque oranger. Convoquant ses troupes, il demanda à chacun de nous de transporter la mixture dans des seaux pour la verser dans les tranchées qu’il avait creusé à grand peine.

Je ne sais si le traitement, quasi sacrificiel, contenta les agrumes, mais dès décembre, les extrémités des rameaux se couvrirent de boutons verdâtres.


La floraison éclata dès février. Le parfum des orangers en fleurs est un enchantement. J’en cueillais en cachette pour les enfermer dans une boite en carton. Le soir avant de me mettre au lit, j’entrouvrais le couvercle pour une ultime bouffée de senteur.


Ma mère innova et mis une feuille d’oranger à infuser dans le lait pour le parfumer avant d’y jeter en pluie le riz et le sucre. Le tout collait très vite à la casserole et ce dessert improvisé faisait notre bonheur. Le privilégié qui pouvait gratter la casserole  retrouvait la feuille d’oranger empéguée de sucre et la suçait avec délectation. 


A la fin du printemps suivant, les fruits étaient de la taille d’une orange, mais leur aspect extérieur ne s’était pas amélioré. La peau, écorce rugueuse couverte de vésicules , se colorait peu à peu  d’orangé entre les bosses. 

N’y tenant plus mon père en cueillit une devant la famille réunie pour la cérémonie. Il ne put l’éplucher tant la peau était coriace et dû trancher le fruit en deux pour découvrir une maigre pulpe, peu juteuse à la fois acide et pleine d’amertume. 

La déception fût terrible pour mon père. 

Pendant les jours qui suivirent il enquêta auprès des professionnels sur la raison de cet échec. La réponse était simple : nos orangers étaient des bigaradiers, c’est à dire des orangers amers. Il y avait fort à penser que nos orangers vrais avaient gelés une décennie auparavant et que le porte greffe (le bigaradier) avait seul survécu.


Mon père négligea peu à peu les bigaradiers qui reprirent leur habitudes sauvages.

Ma mère appris la recette d’un apéritif à base de vin rouge, blanc ou rosé qu’elle expérimenta avec des variantes plus ou moins inspirées : oranges entières macérées, écorces séchées au four, vanille ou ajout de citrons... Les amis de passage avaient droit à un petit verre d'apéro maison, même le facteur en profitait.


Bien longtemps après, j'ai planté citronnier, mandarinier, oranger et pamplemoussier et je n'ai pas manqué d'enterrer à leur pied des engrais de fond  comme vieux chiffons, vieille laine, plumes, vieux cuirs... comme un livre du siècle dernier le conseille, en souvenir des efforts de mon père et la feuille d’oranger est devenue traditionnelle dans le riz au lait des soirées d’hiver.




 
 
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